Esclaves, déportés et forçats

Rédigé par Alarc'h - - Aucun commentaire

Le contexte historique

Juste après la révocation de l'Edit de Nantes (en octobre 1685) de nombreux protestants français sont arrêtés, puis déportés dans différents bagnes, dont celui de la ville de Marseille.

En 1687 le directeur du bagne est Michel Begon qui a été Intendant des îles du vent (c'est à dire les Antilles)[1]. Il a lutté aux Amériques contre les flibustiers, est directeur du bagne de Marseille, sera bientôt Intendant du nouveau port de Rochefort. Et les fonctions qu'il vient de quitter dans les Îles Françaises d'Amérique lui donnent une idée : déporter à la Martinique les bagnards protestants qui l'encombrent à Marseille ainsi que quelques galériens trop âgés ou malades pour le service des galères, les îles ayant besoin d'apports de populations.

Cet épisode va de façon étonnante nous fournir l'occasion de mieux comprendre ce qu'est un voyage de traite négrière et ce qui fait réellement la différence de traitement entre un forçat, un déporté et un esclave.

Un récit de déporté protestant

La brillante idée de l'Intendant est accueillie avec quelques réserves par les responsables en poste aux Antilles. A la suite des événements que nous allons raconter ici le Comte de Blénac, administrateur de la Martinique[2], écrira à Colbert :

« Le Capne Peyssonnel qui portoit aux Isles 80 Religionnaires, 100 forçats et 20 soldats aperdu son navire proche de la Cabesterre[3], mais on ne scavoit pas encore le nombre de ceux qui se sont sauvez de ce naufrage, Il en envoyera un verbal incessamment.
Les Peuples sont fort estonnez de ces envoys, les forçats sont accablez d'années et d'incommoditez et absolument inutiles.
Les Religionnaires seront fascheux et les habitants craignent avec raison que lorsqu'ils auront connu le pays, Ils n'enlèvent leurs negres et ne les emmenent chez les anglois vue la facilité qu'il y a de touver des canots et l'impossiblité de garder les Isles[4].
On doute que puisque l'on n'a pû les contenir en France on le puisse fer dans les Isles et qu'il n'en arrive des fascheuses suites.
Il faut remarquer sur cela qu'on ne peut establir personne qu'il nayt d'avance des vivres pour six huit mois, pour pouvoir attendre la récolte de ce qui aura esté planté, et des serpes, des houx et des haches pour travailler aux defrichements, ce que pas un deux n'a. »
Document conservé aux Archives d'Outre Mer à Aix-en-Provence[5]

Il se trouve que cet épisode anecdotique de l'histoire des îles a fourni un témoignage écrit tout à fait passionnant. En effet parmi les religionnaires déportés lors de ce voyage tragique, le sieur Serres de Montpelier a survécu et a publié aux Pays-Bas un récit détaillé de ses aventures et singulièrement de son voyage vers les Amériques : Quattre relations véritables du sieur Serres de Montpellier[6].

frontispice de l'édition de 1688

Les analogies entre son voyage et un voyage de traite négrière sont frappantes et font de son récit la seule vision de l'intérieur d'un voyage de déportation aux Antilles, mais avec quelques particularités qui font toute la différence entre les sorts tragiques des déportés chrétiens et des déportés africains.

Quelques rappels

Il faut brièvement rappeller que l'implantation officielle française en Martinique date de 1635. Le peuplement, dans un premier temps uniquement européen, a changé depuis que la chute du prix du tabac a obligé les planteurs à se reconvertir dans la culture de la canne à sucre. Alors que le tabac, le cacao et l'indigo qui étaient les premières cultures ne demandent pas une main d'oeuvre importante, la culture de la canne à sucre réclame de nombreux bras. Comme toutes les autres nations européennes, la France a donc recours de plus en plus massivement, à partir des années 1650, à la main d'oeuvre servile importée d'Afrique pour pouvoir développer la culture de la canne.

Le commerce triangulaire (Europe, Afrique, Amériques) se met en place, assurant la fortune des armateurs de Bordeaux et Nantes. On a beaucoup écrit sur ces voyages de traite. Mais il faut reconnaître qu'en dehors des documents maritimes, archives de maisons de commerce et autres documents permettant d'appréhender les aspects économiques de la traite, on manque cruellement de témoignages directs concernant ces voyages.

La plus grande partie des documents exploités de nos jours dans la presse et la littérature de vulgarisation viennent de la propagande abolitionniste anglaise de la fin du XVIIIème siècle. Il s'agit d'une littérature militante et de parti pris, même si de nombreux éléments utilisés sont réels. Mais les noirs déportés n'ont pas laissé de témoignages directs[7], ce qui s'explique facilement puisqu'ils ne viennent pas de culture connaissant l'écriture et qu'ils n'ont de toute façon pas l'occasion de se livrer à un tel exercice.

On est donc réduit aux conjectures sur la réalité quotidienne de ces voyages. Et c'est justement ce vide que vient en partie combler le récit du Sieur Serres.

Caractéristiques du voyage de déportation des protestants

Les conditions matérielles du voyage

Le récit que fait le Sieur Serres est conforme à ce que l'on sait des voyages d'esclaves par plusieurs aspects. Les hommes et les femmes se trouvent séparés, enfermés et enchaînés pour la nuit avec des déplacements autorisés la journée, sous contrôle de l'équipage. La répartition est la suivante : 70 hommes et 30 femmes (il y a également 100 forçats de galères embarqués, mais qui eux sont enchaînés à fond de cale).

La séparation hommes/femmes-enfants est habituelle dans les voyages de traite, Les femmes ne peuvent communiquer avec les hommes :

« Cette sévérité fut suivie d'une autre cruauté, on nous sépara les uns d'avec les autres, on mit les soixante-dis hommes dans une chambre; & les trente-femmes dans une autre... »
(page 5 de la transcription)

On fouille les prisonniers pour confisquer tout ce qui peut ressembler à une arme :

« ...nous fûmes tous fouillez, & on ôta les couteaux, les rasoirs, & les sizeaux à ceux qui en avoient. »
(page 5 de la transcription)

Les conditions matérielles du voyage sont ensuite très pénibles, du fait de l'exiguité du local et de l'enchaînement des prisonniers en dehors des rares moments où ils ont l'autorisation de se déplacer. De plus les malades ne pouvant bouger font sous eux et rendent les conditions de vie encore plus pénibles :

« Nous étions si serrez dans la chambre du Vaisseau où on nous avoit mis, que nous fumes sur le point d'étouffer de chaleur : nous passames quatre jours au port dans cet état, le 12 Mars on se mit à la voile, mais ni en ce jour, ni en quelques autres qui le suivirent on ne nous permit d'étendre nos chaînes, que quelque moment le jour, l'un après l'autre, & lors seulement que des nécessités absolues le requeroient. Il y avoit plusieurs malades qui ne pouvoient pas porter leur pied où on nous faisoit alors porter le notre, ce qui causa dans notre chambre de grandes incommoditez, dont la bienséance ne me permet point de parler; mais dont je puis dire, que peu s'en falut, qu'elles ne fissent périr les malades, & ceux qui étoient en santé : nous eumes deux grandes tourmentes au commencement de notre voyage, pendant lesquelles nous souffrimes tous beaucoup mais particulièrement les malades qui ne pouvoient pas changer de place, étoient tous couverts d'eau. »
(page 6 de la transcription)

Bientôt un autre fléau des voyages de traite s'abat sur le navire : la maladie et la contagion. Presque tous les prisonniers sont atteints, de nombreux meurent :

« J'eus beaucoup de compagnons de mon malheur, non seulement parmi ceux qui portoient mes chaînes, mais aussi parmy ceux qui nous les faisoient porter; ceux qui commandoient dans le Vaisseau n'en furent pas exempts; les maladies entrèrent dans la chambre du Capitaine, & dans celle des Matelots,& celles des Soldats, elles n'épargnèrent que peu de personnes, & firent tant de ravages, qu'on craignait que la peste se mît dans notre Vaisseau; Dieu qui se plait à faire servir les maux au bien de ses Enfans, tira de cette crainte quelque liberté pour les captifs, on ouvrit les portes de nos chambres, on relacha nos liens, & on nous permit de nous promener dans tout le Navire pendant le jour, nous jouimes de cette liberté depuis Gibraltar jusques à l'Amérique. »
(page 7 de la transcription)

La maladie bien entendu, comme lors des véritables voyages de traite, n'épargne pas l'équipage. Il ne faut pas oublier que dans les conditions de voyage du XVIIème siècle, le sort des équipage est des moins enviables. Harassés de fatigue, de chaleur ou de froid, très mal nourris d'un nourriture le plus souvent avariée, les marins ne vivent en général pas vieux, et ceux qui survivent développent une résistance et une dureté qui les rend assez peu enclins à s'apitoyer sur le sort des éventuels esclaves qu'ils peuvent transporter.

Les protestants restent des chrétiens, donc des hommes

Pourtant c'est là que l'on commence à voir la différence de statut entre ces réprouvés huguenots et des esclaves africains. La différence ne vient pas tant de la réalité des traitements qui leur sont infligés (on trouverait d'ailleurs nombre de récits de traite où les esclaves sont mieux traités que nos protestants, non par une quelconque commisération, mais simplement parce qu'ils représentent un capital financier). Il s'agit de leur statut d'hommes. Les protestants sont des hommes, des chrétiens, certes dans l'erreur, mais dont le pouvoir clérical et royal peut espérer que quelques uns pourraient revenir dans le sein de l'église et de la « normalité ». Les africains ne bénéficient pas de cet à-priori positif.

Les africains ne comprennent ni ne parlent aucune langue européenne. Ils sont généralement animistes, n'ont aucune idée de la religion chrétienne. Si une fois arrivés sur leur lieu de travail l'église esseyera de les convertir (c'est même une obligation statutaire des maîtres d'esclaves que de les christianiser), pendant le voyage du fait de leur impossibilité à communiquer avec les européens, ils sont considérés comme à la limite de l'animalité.

Plusieurs passages du récit de Serres montent que, bien qu'ils soient traités aussi durement que des esclaves, ils ne sont pas perçus comme tels par les membres de l'équipage :

« ...nos misères & nos calamitez furent si grandes, que les passagers, les Matelots, & les Soldats, nous dirent souvent, étans tous touchés & surpris de nous les voir endurer, qu'ils ne se feroient pas seulement Papistes, mais Turcs, & Diables même, pour ne point souffrir ce que nous souffrions. »
(page 7 de la transcription)

De même les religieux catholiques du bord déploient des efforts constants afin d'obtenir leur conversion et lors du naufrage que subit le navire à l'arrivée en Martinique, survient un épisode quasi surréaliste, montrant bien que le status des déportés protestants est autre que celui des africains. L'Aumônier du bord réfugié sur le mât dans les débrits du navire accueil Serres qui tente de se réfugier sur le même espar (il faut imaginer ces hommes pris dans les déferlantes sur les récifs au large de la Martinique au petit jour sans grand espoir de survie) :

« ...je montay avec l'aide de quelques-uns de nos prisonniers sur le grand Mats où j'aperçûs l'Aumônier du Navire qui en avoit fait sa planche; il ne m'eut pas plutôt vû que reprenant sa fonction de Missionnaire, il me dit & bien Monsieur Serres, nous voilà tous deux prés de mourir, & vous surtout qui étes si malade, ne voulez vous pas vous résoudre à vous faire Catholique, & à me rendre en ce moment le témoin de vôtre conversion ? Je fus extrémement surpris qu'il me tint alors ce langage; Quoi ! lui répondis-je, vôtre feu à nous troubler n'est pas encore éteint, pouvez-vous bien penser que je veuille oublier Dieu dans le temps que je dois me préparer à aller à lui ? Comment pouvez vous croire que je veuille faire un faux pas lors que je m'en vais finir ma course ? Vous n'y pensez pas, c'est vous, c'est vous, qui devant penser à vous sauver dans l'extrémité où vous étes ne dévriez pas differer d'un moment à embrasser nôtre Religion, qui est la plus pure qui soit au Monde, & hors de laquelle il n'y peut point avoir de salut : cela l'émeut & le troubla si fort, qu'il me pria de ne lui parler plus. »
(page 10 de la transcription)

La vraie nature du crime

Le récit que nous venons de survoler montre que ce ne sont pas les mauvais traitements infligés aux esclaves qui constitueraient le coeur du crime qu'a constitué la traite négrière. Le XVIIème et XVIIIème siècles sont des époques dures, plus dures en tout cas que ce que nous sommes habitués à vivre. On ne tolère plus à notre époque pour un émigrant clandestin des conditions de voyages équivalentes à celles que pouvait connaître un passager payant dans un navire voguant vers les Amériques au XVIIème siècle.

Notre échelle de valeurs a tellement changé que l'on a le plus grand mal à imaginer ce que les hommes de ce siècle pouvaient considérer comme tolérable ou inévitable. En ce sens on ne peut considérer que les conditions de voyages imposées aux futurs esclaves étaient spécifiquement et intentionnellement dures. On voit que des chrétiens, français de surcroit, ne sont pas mieux traités dès lors que l'arbitraire du pouvoir en a ainsi décidé (et l'on peut considérer pire encore le sort des galériens qui enchaînés à fond cale par groupe de sept, ont péri avec le navire).

Par contre ce qui reste spécifique du sort des africains est la dénégation totale de leur statut humain. Privés de la faculté d'échanges linguistiques, incapables d'échanger et de montrer leur valeur humaine, étrangers à la religion qui est le ciment social qui relie les européens, les africains se trouvent totalement réifiés, traités ni mieux ni moins bien que des prisonniers chrétiens, mais à la différence de ces derniers qui restent des hommes, considérés comme des animaux.

Et lorsque l'on vit aux Antilles françaises on se rend compte que c'est ce déficit de considération, ce rejet vers l'animalité, la dénégation de leur nature humaine qui continue à travailler l'imaginaire antillais et à nourrir les rancoeurs et l'incompréhension d'une période certes révolue, mais qui n'a jamais été réellement expliquée ni dépassée.

Ce n'est pas tant des chaînes et du fouet que sont coupables les européens, mais du rejet et de la déstructuration de la personnalité d'hommes et de femmes pendant plus de deux siècles. Et les traces qu'a laissé cette situation se trouvent non pas sur les corps, mais dans les esprits.

Les serfs du Moyen-Age ont aussi été battus, maltraités, parfois exécutés arbitrairement, mais leur nature d'humain n'a pas été niée. Ils ont été humiliés, maltraités, mais sont restés des hommes. Les corps ont cicactrisé et les temps changé. Il est facile pour nous de relever la tête.

En revanche les antillais ont été touchés dans leur propre image, leur personnalité, leur « âme », et ces blessures là guérissent beaucoup moins bien et moins vite. C'est la conclusion à laquelle conduit la lecture de ce texte exceptionnel.

 


Notes

[1] Ce haut fonctionnaire, Intendant des îles d'Amérique de 1682 à 1685, est passé à la postérité grâce au Père Plumier (religieux et naturaliste) qui a donné le nom de son protecteur à une fleur qu'il avait découverte : le begonia.

[2] Accessoirement le créateur de la ville de Fort-Royal, actuelle Fort-de-France.

[3] Le terme cabesterre (ou de façon plus moderne Capesterre) est utilisé pour désigner la côte au vent des îles des Antilles, et ici de la Martinique, c'est à dire la côte est, frangée, sur plus de la moitié de sa longueur, de récifs extrêmement dangereux.

[4] La suite des événements donnera raison à Blenac, puisque la totalité des déportés survivants aura quitté l'île moins d'un an après le naufrage aidés par d'anciens protestants convertis de force. C'est ce qui explique que le récit de Serres ait pu être si rapidement publié à Amsterdam.

[5] CAOM C8A 4, f° 257 v° Lettre du Comte de Blénac à Colbert de mai 1687.

[6] Vous pouvez ici télécharger, au format pdf, la transcription du second récit, consacré au voyage. Le document original étant dans une bibliothèque privée en Martinique je n'ai pas eu assez de temps pour transcrire les autres récits, le second récit étant celui qui concernait alors directement mes recherches. La transcription est littérale sans aucun type de correction, avec l'orthographe  d'usage de l'époque (sauf erreurs de typographie que j'aurais pu ajouter).

[7] Il existe bien le récit d'Olanda Acquino (surnommé par dérision Gustavus Vasa par dérision par les anglais, Gustav II Vasa, roi de Suède, ayant fait construire un navire qui a coulé lors de son inauguration) qui a eu un sort tout à fait exceptionnel, puisque recueilli par des officiers anglais il deviendra lui-même officier de la Royal Navy et épousera une anglaise. On conçoit que sa situation soit tout sauf représentative du sort des africains déportés.

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